Accueil Culture Dialogues éphémères | Sur les traces d’Epiméthée

Dialogues éphémères | Sur les traces d’Epiméthée

Pour explorer les voies incertaines qui mènent à l’univers des troubles mentaux, une des options est d’enfourcher le récit mythique. C’est ce que feront aujourd’hui nos amis le philosophe, le poète et le médecin, en faisant cependant un détour par la… Daseinanalyse !

Ph : Nous avons parlé la semaine dernière du tyran, à travers le personnage de Créon, en soulignant qu’il s’agissait d’une des figures de la folie, et qui engageait de ce fait une approche plus globale en matière de thérapie : une approche dont le volet politique est essentiel. Ce qui, par ricochet pour ainsi dire, nous a amenés à reconnaître que l’action de résistance contre la tyrannie peut et doit même se concevoir comme une action thérapeutique dont le tyran serait le patient, même si son champ d’action déborde la personne de ce dernier. La révolte, autrement dit, ne doit pas s’exonérer de l’obligation de libérer le tyran de la folie dont il est la victime.

La résistance, dont nous avons vu qu’Antigone en était une incarnation exemplaire, ne requiert pas en elle-même d’expertise particulière. Elle renvoie à cette vocation ou à cette compétence qui est un dénominateur commun de tous les êtres humains. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, Antigone s’en prend à sa sœur Ismène, qu’elle gourmande en lui reprochant de ne pas être digne de sa «noble race». Cette noblesse à laquelle elle fait allusion est moins le fait d’une caste sociale que celui du sentiment d’être pleinement homme.

Ces considérations m’ont suggéré d’autres pensées que je souhaiterais vous présenter en faisant un détour par le mythe…

Po : Oui, les mythes sont les bienvenus ici : nous t’écoutons !

Ph : Il s’agit d’un mythe qu’on trouve dans un des dialogues de Platon, et qui est mis dans la bouche d’un interlocuteur de Socrate : le sophiste Protagoras. Ce qui peut laisser croire que Platon lui-même n’y accordait pas toute son adhésion. Toujours est-il que ce mythe a eu une belle destinée, sans doute parce qu’il évoque la venue de l’homme sur terre, et qu’il est donc le pendant du récit biblique sur la création d’Adam et Eve.

Nous sommes au lendemain de la guerre qui a opposé les dieux aux titans et qui s’est soldée par la victoire des premiers. La terre n’est pas encore peuplée d’animaux, et l’homme n’est pas davantage présent. C’est Prométhée, un titan qui n’a pas pris part au combat, qui est chargé par Zeus de s’occuper de l’opération de création. Mais Prométhée, dont le nom signifie «celui qui pense à l’avance», a un frère : Epiméthée — celui qui pense par après, ou après coup. Et Epiméthée insiste pour s’acquitter de la chose à la place de son frère. C’est lui qui va donc distribuer aux animaux les différentes qualités qui vont leur assurer leur survie face aux prédateurs et aux rigueurs du climat. Chaque animal sera doté d’armes et de couvertures naturelles propres à lui permettre de se défendre, aussi bien face aux autres animaux que face au froid et à la chaleur. Le rôle de Prométhée sera de contrôler, une fois fini le travail. Or quand Epiméthée achève sa distribution, et qu’il a donc épuisé tout ce qui était en sa possession de crocs, de griffes, de fourrures, d’ailes, de pattes puissantes, de cornes, de plumes… il s’aperçoit —ou son frère le lui fait remarquer— qu’il ne reste rien pour l’homme : ni armes ni couvertures. L’homme est nu et sans défense !

Md : Ah, c’est donc Epiméthée qui est derrière cette injustice !

Ph : Oui, mais son frère va la corriger. Comment ? En prenant le feu du dieu Héphaïstos —dieu de la forge— et les arts de la déesse Athéna, et en les donnant à l’homme. Par ce moyen, l’homme compense sa faiblesse et acquiert même une supériorité sur les autres animaux. Pourtant, cette correction ne va pas suffire. L’homme va apprendre à rendre un culte aux dieux, parce que c’est d’eux qu’il a reçu son lot —le feu et les arts— mais, dans le même temps, et dans la mesure où sa supériorité sur les autres animaux n’a pas aboli sa vulnérabilité, il va avoir tendance à se regrouper en tribus et en villages. Or cela va entraîner des conflits meurtriers entre ces différents regroupements : conflits des hommes entre eux.

L’homme a été protégé de la menace des animaux mais pas de la sienne propre. C’est là qu’Hermès est sollicité par Zeus pour transmettre aux hommes deux qualités censées calmer leurs ardeurs guerrières : la justice et ce que les Grecs appellent «aïdos», qu’on peut traduire par la honte ou le sens de l’honneur. Notons que ces qualités sont transmises cette fois par les dieux eux-mêmes, de sorte que tout manquement à la justice et à l’honneur est en quelque sorte une offense faite aux dieux.

Voilà : on trouve dans ce mythe une des premières réflexions sur les fondements de la paix entre les hommes…

Po : Quelles sont maintenant les pensées que ce mythe apporte avec lui et qui prolongent notre discussion précédente ?

Ph : Il me semble qu’autour de ce couple justice / honte se jouent des violences qui ont partie liée avec la folie. Il est évident par exemple que le personnage de Créon dans la pièce de Sophocle, si l’on admet qu’il est en quelque façon atteint de folie, l’est dans la mesure où il a fait une mauvaise interprétation de cette double obligation. Je parle d’interprétation, car il paraît assez clair que Créon ne rejette ni le devoir de justice ni, encore moins, celui de l’honneur : au contraire, il y aurait presque une forme de zèle chez lui dans leur prise en compte. Mais la prise en compte équivaut ici à une déformation. A une violence de lecture qui, elle-même, et au-delà de son caractère de simple défectuosité d’un processus intellectuel, révèle une part sombre de sa vie mentale : une part en vertu de laquelle la violence se manifeste comme quelque chose d’anormalement compulsif.

D’autre part, si on considère maintenant le fou en tant que victime d’une violence, la façon dont cette dernière évolue en trouble mental est souvent liée à une honte de soi dont le sujet ne parvient pas à se libérer. La honte, si on l’envisage du point de vue de son bon usage —celui conçu et voulu par les dieux—, ne devrait pas porter sur autre chose que sur des actes, ou sur des manières d’être qui sont elles-mêmes assimilables à des actes. Elle ne devrait pas porter sur les personnes quant à leur être même. Quand ce mauvais usage arrive, c’est une violence. Une violence contre laquelle la victime peut être tentée de réagir en se donnant des personnalités d’emprunt. Car elle n’a pas toujours le moyen de contester l’usage, de ramener à la perversion de son usage celui qui porte sur elle le regard de la honte. Surtout si, pour des raisons de contexte idéologique, cette perversion de l’usage est devenue la norme. Le problème, dans ce cas, est que cette façon de se soumettre à une automanipulation psychologique en troquant son identité pour une autre finit par conforter le sentiment de déshonneur. En voulant échapper à la honte, la victime lui donne des arguments. Le déshonneur était infondé au départ : il est désormais fondé. La conscience de la victime se trouve ainsi en position d’apporter son soutien au regard qui lui fait honte de ce qu’elle est… C’est une alliance qui peut être dévastatrice ! Il y a une dynamique d’autodestruction contre laquelle le sujet est d’autant plus sans recours qu’il y voit un recours pour se sauver : la seule issue qui se présente à lui, autrement dit, c’est la profondeur du piège qui l’asphyxie.

Po : On voit par là que le territoire du conflit s’est déplacé vers l’intérieur, en plusieurs temps. On est passés d’un conflit dont le théâtre est la lutte —meurtrière— des tribus et des villages entre eux à un conflit —salutaire celui-là— qui oppose les individus entre eux. Je dis salutaire parce que c’est le conflit par lequel ils apprennent à bien se tenir, à se tenir droit : dans la rectitude de la tenue, il y a justice et honneur. Le regard sévère du prochain devient un auxiliaire : c’est grâce à lui, et parfois aux querelles qui surgissent avec lui, que l’homme cesse de se laisser aller et qu’il s’oblige à bien se tenir. Puis, à la faveur de ce que tu appelles la «violence de lecture», qui donne lieu à un mauvais usage, le conflit passe à l’intérieur même de l’individu. Mais il y a ici deux types de violence : celle que l’âme tyrannique inflige à son entourage à partir de sa lecture défectueuse de l’obligation de la justice et de l’honneur et celle que la victime de la lecture défectueuse s’inflige à elle-même en prenant le relais…

Md : Deux violences : la première dirigée vers l’autre, la seconde dirigée vers soi. Mais elles se distinguent aussi par la manière dont elles se dissimulent à elles-mêmes.

Ph : Oui, la perversion du couple justice-honneur ne serait pas durable si sa dissimulation n’était pas elle-même forte. Et il serait effectivement intéressant d’examiner de plus près de quelle façon opère la dissimulation dans l’un et l’autre cas.

Md : Ce qui me semble également intéressant, c’est de voir dans quelle mesure cette proposition que tu fais subrepticement en ce qui concerne l’origine de la folie résisterait à l’approche phénoménologique, qui se caractérise par son rejet de tout schéma a priori en matière de genèse des pathologies mentales.

Po : Voilà deux chantiers qui mériteraient chacun de longs développements. Mais tu pourrais peut-être commencer par nous éclairer un peu sur cette approche phénoménologique.

Md : L’approche phénoménologique a déjà plus d’un siècle. On peut considérer que ses fondateurs sont Karl Jaspers, Ludwig Binswanger et Eugène Minkowski. En gros, ces trois personnages subissent l’influence de Husserl, et sont dans une attitude de désapprobation plus ou moins affichée à l’égard de la tradition —psychanalyse freudienne comprise— qui assimile le phénomène psychique à un phénomène physique. Le mot d’ordre est de décrire le phénomène pathologique, non de chercher à le ramener à une théorie générale ni de le réduire aux prescriptions d’un modèle préconçu. D’ailleurs, la différence entre le normal et le pathologique cesse d’être pertinente du point de vue de cette approche. Comme l’est du reste toute classification préalable. A partir de la parution de Sein und Zeit en 1929, c’est Heidegger qui devient plutôt la référence avec sa notion de Dasein : l’homme est désormais un «existant». Chaque homme déploie une manière d’être, ou une possibilité d’être. Du point de vue de Heidegger, la distinction pertinente, qui remplace en quelque sorte le normal et le pathologique, c’est celle de l’authentique et de l’inauthentique. Ce qui correspond à l’opposition entre s’ouvrir à l’être du monde et être dans la fuite face à l’être… A partir de Sein und Zeit, on parle d’analyse existentielle, ou de Daseinanalyse. Binswanger en est un représentant illustre. Mais ce qui est remarquable, dans son cas, et qui a suscité un certain étonnement, c’est qu’à la fin de sa carrière, il fait un retour à Husserl. Comme si le patient travail de description, auquel appelait Husserl dans sa conception de la phénoménologie, reprenait le dessus chez ce psychiatre et fils de psychiatre. Ce qui attire également l’attention —la mienne en tout cas—, c’est l’importance prise chez lui par le thème de l’amour dans la thérapie. Rien à voir ici avec le désir sexuel tel que thématisé par Freud dans sa métapsychologie. L’amour renvoie à une conception du Dasein, de l’homme comme «être-là», où l’unité du je et du tu prime et rend elle-même possible l’ouverture à l’être… J’avoue que je suis très sensible à cette façon de voir, par laquelle Binswanger s’est aussi éloigné de Heidegger qui, lui, situait l’ouverture à l’être dans ce qu’il appelait le «souci».

Po : L’amour ! Est-ce que ce ne serait pas le mot magique qui guérit, aussi bien celui à qui on a fait honte de lui-même et qui n’a pas trouvé d’autre issue que de se détester, que celui qui s’est senti rejeté et dont la blessure secrète l’a conduit à lire faussement l’obligation de justice et d’honneur, au point d’en avoir fait un moyen d’exercer de la tyrannie ?

Md : Oui, cet amour qui porte en lui un grand désir de consoler et de réparer, il est vain de croire que la psychiatrie puisse s’en passer, quelles que soient ses prouesses théoriques. Dans le meilleur des cas, elle peut calmer. Dans le pire, elle va épuiser et accabler : ça existe aussi !

Ph : L’amour a en effet cette puissance de guérison qui se porte aux choses mêmes, comme la phénoménologie. Mais c’est une puissance qui va au-delà, vers la blessure, pour l’embrasser. On retrouve chez les plus jeunes enfants ce geste qui consiste à déposer un baiser à l’endroit où la personne aimée a eu mal : la compétence peut aider à se frayer un chemin jusqu’à la blessure, ce qui implique d’en comprendre les contours et la profondeur, mais elle ne dispensera pas le médecin de déposer le baiser. Si ce dernier croit que oui, que sa science suffit, alors il s’égare et ne fait peut-être que tourmenter inutilement le patient… Cela étant dit, je ne prétends pas connaître la pensée de Binswanger : c’est une lacune ! Une regrettable lacune !

Md : Binswanger gagne en effet à être connu. Et c’est son souci —husserlien— de ne pas s’encombrer de préjugés «scientifiques» dans sa façon d’aller à la rencontre de l’homme souffrant qui m’a amené à te demander tantôt si ce que tu suggérais comme conception de l’origine de la folie ne tombait pas sous le coup de la critique husserlienne. Est-ce que tu n’es pas en train de fabriquer une grille de lecture qui permettrait d’y loger indistinctement tous les individus atteints d’un trouble mental quelconque, et de se dispenser ainsi de faire le travail de cheminement vers l’âme et sa blessure… dont le moteur est l’amour ?

Ph : Je comprends ta question, mais je m’en voudrais de fabriquer une telle grille de lecture. Il nous est déjà arrivé, dans nos discussions, de nous avancer sur ce terrain en suggérant ce que j’appellerais des «techniques d’approche»… Le mythe du Protagoras s’inscrit dans cette démarche. Il a ouvert une perspective à travers le couple justice-honneur, et je suis assez heureux de constater que ça nous a permis de nous rendre le thème de la souffrance mentale de l’homme plus familier. Il en est de ce thème comme de l’œuvre d’art : on ne peut comprendre une œuvre sans la fréquenter, sans s’attarder sur elle de telle sorte qu’on recueille ce qu’elle a à nous dire. Par conséquent, tout ce qui sert de piste en vue d’une fréquentation est bon à prendre. Il n’a pas et ne doit pas avoir d’autres ambitions, d’autres prétentions… Si mon propos s’est prêté à une interprétation qui laisse supposer autre chose, c’est un tort et il faut en effet corriger le tir !

Md : Je ne nie absolument pas que ce mythe ait ouvert du champ à la réflexion, que nous sommes d’ailleurs loin d’avoir épuisée. La question de la perversion de l’usage qui est fait du couple justice-honneur, et surtout celle de la dissimulation de cette perversion, qui lui est liée, sont deux questions dont on peut penser que leur méditation aide à mieux cheminer vers la souffrance de l’autre homme. Il s’agit de veiller à ce que ça reste un simple guide, un vademecum, qui ne remplace pas le chemin…

Ph : Nous sommes d’accord !

Charger plus d'articles
Charger plus par Raouf Seddik
Charger plus dans Culture

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *